Pourquoi la situation en Hongrie est préoccupante et pourquoi tout le monde s’en fout

Dans une récente tribune aux allures de droit de réponse, le diplomate hongrois Georges Károlyi est revenu sur les différentes « illusions d’optique » auxquelles seraient confrontés les pays occidentaux face à la situation politique en Hongrie.

Dans un réquisitoire parfaitement bien structuré, il évoque tour à tour l’ouverture vers l’Est (sous-entendu la Russie et les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale), la place de l’extrême-droite dans son pays (que de nombreux commentateurs décrivent comme un pilier du gouvernement en place), la dérive « autoritaire » du ministre-président Viktor Orbán,  la cabale politico-médiatique dont seraient victimes les représentants du régime dans les instances européennes, ainsi que l’état de la liberté de la presse.

D’un certain point de vue, cette tribune arrive à point nommé pour rééquilibrer les jugements très sévères portés sur la Hongrie dans les différentes capitales européennes. Il suffit de se rendre souvent en Hongrie pour se rendre compte par soi-même que l’atmosphère qui y règne est obstinément assez éloigné de ce qui est écrit dans les médias. S’il fallait reprendre par le menu les arguments égrainés par l’ambassadeur de Hongrie en France, il serait assez difficile de les contredire avec honnêteté. Effectivement, la Hongrie pratique une diplomatie économique pas vraiment satisfaisante du point de vue de l’éthique des relations internationales, mais pas particulièrement honteuse comparée à la position de la France sur le marché de l’armement. Concernant la place de l’extrême-droite, il a raison de rappeler que le Jobbik, bien qu’électoralement trop puissant, ne participe pas aux responsabilités et se situe à l’heure actuelle sur les bancs de l’opposition au sein de la chambre des députés. Si l’influence des néofascistes se ressent sur la rhétorique déployée par Viktor Orbán à l’égard de la démocratie libérale (ce que Georges Károlyi se garde bien de formuler de cette façon), on ne peut pas sérieusement parler de dérive autoritaire du régime.

L’ambiance du débat démocratique est surtout plombée par l’incroyable faible capacité de mobilisation et de conviction de la gauche socialiste et écologiste (MSzP, LMP, Együtt) et par la toute puissance institutionnelle du Fidesz, liée – il faut quand même le rappeler – aux résultats d’élections régulières. La situation hongroise est de ce point de vue assez comparable à celle de la France sous les années Sarkozy-Hortefeux-Besson ; ni vraiment pire, ni franchement meilleure. Ainsi, la campagne menée contre le commissaire européen Tibor Navracsis paraît effectivement assez injuste, voire complètement à côté de la plaque, si l’on s’en tient aux stricts griefs qui avaient été  retenus contre lui au moment de sa nomination. Vu de la France, pays des Droits de l’Homme où les liens entre médias dominants et pouvoir politique sont régulièrement dénoncés à raison par des organes comme Médiapart ou Arrêt sur images, la liberté de la presse en Hongrie se porte relativement bien, dans la mesure où la presse d’opposition jouit d’une vraie liberté d’expression et de ton, même si l’on a pu observer une nette inféodation de la télévision d’Etat à la parole du gouvernement.

Une fois que ces choses ont été dites, cela ne signifie en rien que l’orbanisme triomphant ne soit pas criticable, bien au contraire. Si Georges Károlyi parvient avec beaucoup d’habileté – et de cynisme – à balayer d’un revers de la main les reproches qui sont régulièrement faits à la Hongrie, c’est parce que ceux-ci révèlent à la fois les propres contradictions des autres pays européens et, partant de là, le caractère assez hypocrite de ces critiques. En réalité, la situation en Hongrie est bien plus ambivalente et complexe que ce que les commentateurs en retiennent. Sur le plan politique, la rhétorique de Viktor Orbán s’inscrit dans une volonté de « restauration symbolique de souveraineté » qui ne peut être comprise que si l’on s’intéresse un peu à l’histoire du pays.

Ancienne puissance régionale, la Hongrie est confrontée aux mêmes démons post-coloniaux que la société française, lesquels produisent des effets analogues, notamment en termes de débats sur l’essence de la nation magyare ou sur les stratégies de recouvrement d’un rayonnement culturel et linguistique en déclin. Dans le tourbillon de la mondialisation néo-libérale, ces débats identitaires mortifères se mêlent avec ceux sur l’affaissement de l’Etat protecteur, la transformation brutale de la société hongroise et la confusion de sens dans laquelle la plongent les errements du projet européen. La voie que propose le Fidesz est finalement assez analogue à celle des droites conservatrices européennes, laquelle oscille entre la réaffirmation des attributs traditionnels de l’Etat et le déplacement de la question sociale vers la condamnation morale des éternels boucs émissaires : les pauvres et les étrangers.

S’il y avait un élément qui devrait alarmer plus vigoureusement l’opinion publique européenne sur les dérives de la société hongroise, c’est précisément l’ampleur de la dégradation de la situation sociale. Si l’on s’attarde sur les statistiques de la pauvreté compilées par Eurostat, on prendrait la mesure du décrochage de la Hongrie en dépit des bons résultats économiques du Fidesz au pouvoir. En quelques dizaines d’années, le tableau de la pauvreté en Hongrie s’est considérablement assombri : alors que la situation sociale était assez comparable à celles de la République tchèque, de la Slovaquie ou de la Pologne, elle présente désormais les mêmes traits que celles de la Roumanie ou de la Bulgarie. Si les commentateurs s’attardent de façon souvent grossière et caricaturale sur la situation des Roms, la réalité de la misère sociale dépasse largement les effets de la discrimination dont beaucoup d’entre eux font effectivement l’objet. Elle s’enracine dans des régions entières, notamment les départements du Nord et de l’Est, où les chances de trouver un emploi sont très ténus pour tout le monde, tant l’Etat n’a jamais rien entrepris pour contrer les effets de la désindustrialisation du début des années 1990.

Elle tire également vers le bas les franges les plus fragiles de l’ancienne classe moyenne kadarienne (du nom de János Kádár, ancien dirigeant communiste), dont la jeunesse fuit littéralement le pays, pour trouver du travail en Allemagne, en Autriche ou au Royaume-Uni. Plus de vingt ans après la chute du rideau de fer, de nombreux actifs sont obligés de cumuler les petits emplois pour espérer améliorer l’ordinaire, sans parler des retraités qui doivent parfois travailler au noir pour étoffer leurs petites pensions. Alors que la situation du logement se dégrade pour les plus pauvres, bien qu’atténuée statistiquement par la très grande part de propriétaires privés, les collectivités locales n’ont que pour seule obsession de liquider les vestiges du logement social, sans grande considération pour celles et ceux qui ne parviennent plus à payer charges et loyers. Ce qui est vrai à Budapest l’est aussi dans les petites villes de province, où le phénomène de marchands de sommeil se développe considérablement.

On pourrait reconnaître à Viktor Orbán d’avoir identifié dans la financiarisation croissante de l’économie réelle l’un des principaux maux structurels auquel est confrontée la société hongroise. Les réponses qu’il a apportées, assez courageuses contre le secteur bancaire notamment, sont sans doute à l’origine de la crispation de Bruxelles à l’égard de Budapest, la commission européenne ne supportant visiblement pas l’idée que les Etats membres pilotent encore leurs politiques économiques. La convergence des positions de Viktor Orbán et d’une partie de la gauche européenne, telle que pointée par Jean Quatremer, n’est de ce point de vue pas totalement dénuée de sens, mais comporte par ailleurs une sacrée dose de mauvaise foi. Le renforcement de l’Etat et l’affirmation d’un discours protectionniste ne disent pas grand chose sur la réalité des politiques menées. Si chez Viktor Orbán, celles-ci sont synonyme de clientélisme et de traitement moralisateur de la pauvreté, elles n’ont pas grand chose à voir avec le projet historique des gauches européennes d’émancipation et de justice sociale.

Or, aucune voix ne s’est vraiment élevée contre le programme de réduction des aides sociales diligenté par le Fidesz ni contre le dispositif de travail quasi-obligatoire pour les chômeurs, allègrement financé par la commission européenne à travers les politiques de grands travaux et d’infrastructure mises en œuvre depuis plusieurs années. Soit dit en passant, rien non plus sur la façon dont l’instrumentalisation des fonds structurels européens nourrit une forme de pouvoir féodalisé et un réseau d’allégeance fondé sur le clientélisme dans les territoires. La seule évocation de la situation de nombreux jeunes actifs des pays d’Europe centrale en partance pour l’Europe de l’Ouest, ne se fait que par le biais des vagues d’immigration économique auxquelles serait confronté le Royaume-Uni ou de façon plus tordue par le débat récent sur le « problème des Roms » dans les grandes villes françaises. Se questionner sur les effets sociaux des politiques menées par les différents gouvernements centre-européens semble être un non-sujet, tant ces politiques sont encouragées et financées par la commission européenne.

Dans cette perspective, les différentes illusions d’optique auxquelles s’attaque Georges Károlyi masquent la réalité crue à laquelle est confrontée la société hongroise, laquelle réalité mériterait d’être plus vivement questionnée par celles et ceux dont la voix porte dans l’opinion publique européenne. S’il lui est assez facile de contester une à une les différentes critiques qui sont le plus souvent adressées à la Hongrie, c’est que les ficelles employées sont d’une grosseur inouie. Or, en tirant des flèches qui ratent ainsi leur cible, les adversaires les plus virulents de l’orbanisme au pouvoir ne font que renforcer la posture victimaire dont se nourrit le ministre-président hongrois sur la scène politique nationale et contribuent à détourner le regard de que ce pouvoir fait de pire. A l’échelle européenne, cela contribue à épaissir le voile de déni sur l’aggravation de la situation sociale sur tout le continent et à alimenter le constat funeste selon lequel, de la situation des victimes du néolibéralisme – les mêmes que celles du capitalisme corporatiste à la hongroise -, tout le monde se fout.

Ludovic Lepeltier-Kutasi